26 mars 2009

Les naufragés de l'île Tromelin

« Un minuscule bloc de corail perdu dans l’océan Indien. Cerné par les déferlantes, harcelé par les ouragans. C’est là qu’échouent, en 1761, les rescapés du naufrage de l’Utile, un navire français qui transportait une cargaison clandestine d’esclaves.
Les Blancs de l’équipage et les Noirs de la cale vont devoir cohabiter, trouver de l’eau, de la nourriture, de quoi faire un feu, survivre. Ensemble, ils construisent un bateau pour s’enfuir.
Faute de place, on n’embarque pas les esclaves, mais on jure solennellement de revenir les chercher.
Quinze ans plus tard, on retrouvera huit survivants : sept femmes et un bébé. Que s’est-il passé sur l’île ? A quel point cette histoire a-t-elle ébranlé les consciences ? Emu et révolté par ce drame, Condorcet entreprendra son combat pour l’abolition de l’esclavage. »

Voilà comment s’annonce le dernier livre d’Irène Frain, dont je n’ai pas (encore) lu les précédents ouvrages, mais dont le nom m’était familier pour l’avoir entendu par le passé dans une émission littéraire.
Alors que les romans historiques n’ont habituellement pas mes préférences, j’ai accepté de lire et commenter celui-ci pour la simple et bonne raison qu’il fait état d’un épisode réel, mais méconnu car peu glorieux de l’histoire de notre pays, un évènement dont les conséquences tragiques, ajoutées entre autres aux textes dénonciateurs de certains philosophes des Lumières, ont contribué à l’évolution des mentalités vers l’interdiction de la pratique esclavagiste.
Un devoir de mémoire toujours d’actualité en cette année 2009, et malgré l’élection de Barack Obama, comme en témoignent notamment les récents conflits des Antilles.
Comment survivre sur un îlot des plus hostiles, une chimère plate, blanche et stérile qui apparaît, change de coordonnées ou disparaît à sa guise des cartes des navigateurs de l’époque ? Et quand à cette nécessité s’ajoute la difficulté inconcevable de la promiscuité forcée des blancs et des noirs ? Pourquoi n’a-t-on jamais été chercher les malgaches restés sur l’île et ayant participé à la construction du bateau qui a sauvé des blancs dont la plupart n’ont même pas mis la main à la pâte? L’âme humaine est elle si vile ? Les promesses sans valeur ? Aucun des survivants ne s’est-il enrichi intérieurement de cette expérience ?
C’est à ces questions qu’Irène Frain, avec passion et beaucoup d’humilité, a tenté de répondre, à l’occasion de recherches en collaboration avec Max Guérout, à la tête d’une mission « esclaves oubliés » organisée par le GRAN
[1] et commanditée par l’UNESCO, et d’une expédition sur l’île, poussière de l’océan située entre Madagascar et Maurice (cliquez sur la photo pour voir où elle se trouve !), où elle a pu s’imprégner de l’ambiance, retrouver des traces de la vie des naufragés et essayer de comprendre ce qu’ils y ont vécu.
Loin des fantasmes à la Robinson Crusoë, Lost ou Koh-Lanta, elle raconte une aventure hors du commun, l’instinct de survie poussé à son paroxysme dans des conditions désastreuses.


« Saisissement. C’est l’île. Le vent. Le blanc du roc au sommet de la plage. La frappe indéfinie des lames. L’assommoir du soleil. Les yeux s’écarquillent puis s’enfoncent, les jambes flageolent, l’échine lâche. Un à un, les corps s’écroulent. Noirs ou blancs, ils réclament à la terre le répit qu’elle a toujours su leur offrir. L’accueil, le refuge, la matrice. Quelques minutes plus tard, l’évidence s’abat : ils ne les trouveront pas. »

On découvre aussi le rôle primordial du premier lieutenant Castellan, un homme intelligent et charismatique, profondément humain, sans qui la survie n’aurait sans doute été qu’une question d’heures :

"En cette aube du 3 août, il vient donc d'ouvrir une partie décisive : trouver de l'eau par tous les moyens. Et briser simultanément, plus pervers encore que l'enfermement du bateau, l'infernal huis clos de l'île. Faute de quoi, au coucher du soleil, de la plage à ces tentes, au désert de caillasses et jusqu'au camp des Noirs, l'île ne sera plus qu'un champ semé de cadavres."

C’est d’ailleurs lui qui fera aux esclaves le serment de venir les récupérer, le bateau de sauvetage étant trop petit pour embarquer tout le monde.

« En revanche, sur ce qu’il allait dire aux Noirs, Castellan n’avait pas la moindre inspiration. Il s’était dit que le moment venu, il aviserait. Il ne savait toujours pas comment leur annoncer l’indicible : on s’en va, et vous restez. Un seul point dont il fût sûr : les quatre-vingt-seize marins qui avaient refusé de travailler au bateau n’auraient aucun scrupule à embarquer avec les autres. »

Son serment, il tentera par tous les moyens de le tenir, mais à son grand désespoir la France au pouvoir ne l’entendra évidemment pas de cette oreille, considérant que des vies noires n’ont que peu ou pas de valeur.
Et c’est seulement 15 années plus tard que le capitaine Tromelin retournera sur l’île et retrouvera quelques rescapées-miraculées.
J’avoue que le premier chapitre consacré exclusivement à la description de l’île, bien que nécessaire, peut décourager le lecteur, mais il est de la lecture comme d’un tas d’autres choses : la persévérance finit souvent par payer.
Ainsi, au fil des pages, on se laisse emporter par cette histoire bouleversante, fruit d’un travail de recherche documentaire exceptionnel, qui colle le roman au plus près de la réalité.
On peut éventuellement reprocher à l’auteur la confusion des styles parfois, et l’effleurement de la personnalité des protagonistes, mais c’est sans doute pour nous rappeler qu’il est délicat de trop romancer une histoire aussi vraie que cruelle, et qui se suffit à elle-même.
Une histoire dans l’Histoire, un livre qui compte et qui rappelle que les préjugés de cette époque ne sont pas si lointains, un conte philosophique presque, tant la morale à en tirer est évidente et importante.

« Les naufragés de l’île Tromelin », aux éditions Michel Lafon, Merci à Chez les filles.com de me l’avoir fait découvrir. Site officiel du livre .
[1] Groupe de Recherche en Archéologie Navale

12 commentaires:

MissTortue a dit…

Je crois hélas que si une situation "semblable" devait se produire de nos jours, le deuxième voyage serait aussi long à s'organiser : j'ai bien peur que trop nombreux soient ceux dont la mentalité est restée bloquée à l'époque esclavagiste !

Et y'a qu'à voir les idées déjà bien installées dans certaines têtes blondes par l'intolérance parentale...

Anonyme a dit…

Cette histoire me rappelle "L'île" de Robert Merle, l'histoire des mutinés du Bounty réfugiés sur l'île de Pitcairn avec des tahitiens et qui finissent par s'entre-tuer. J'avais adoré ce livre !

Les élucubrations d'un vieux rouge a dit…

Comme Mme de K, j'ai bien aimé "l'ile" de Robert Merle. Ce roman bien qu'inspiré de la tragédie du Bounty n'a rien à voir avec l'histoire réelle. La véritable histoire a été écrite par Sir John Barrow, elle est parut en livre de poche en 1963 sous le titre de "Les mutins du Bounty"

Frédéric a dit…

Je ne sais si les mentalités ont évolué. Tandis que nous mobilisons tant d'énergies pour sauver Ingrid des soit disant bandits nous restons inactifs face à 300.000 meurtres au Darfour. Une blanche, quelques noirs... ça me fait mal, comme m'avait fait mal ce jour où tout s'était arrêté chez nous, en hommage aux assassinés des Twin Towers, les gens immobiles dans les rues... avaient ils conscience que d'autres se mourraient de leur indifférence.
Que nous avons la vue courte, que nos politiques et nos médias savent bien ce qui fait vendre. Un bébé oublié dans une voiture fait les infos de la journée. Combien de femmes meurent sous les coups pendant qu'on se regarde en disant "Oh la la, vous vous rendez compte, il/elle a oublié son bébé!"
Je pourrais écrire un livre aussi en multipliant les exemples mais il ne serai pas un best seller à moins que j'y mette un fils caché, une princesse droguée ou... l'ulcère de tel acteur célèbre.
Entendons nous bien, je n'accuse pas tous mes prochains d'indifférence et je me mets dans le même panier. C'était un prétexte pour me libérer un peu.
Sinon, quoi de neuf, jolie dame ? Je vais aller lire les billets que j'ai zappé ces derniers temps et mettre des commentaires gais et fleuris... enfin, selon le sujet quand même. Et je vais lire ce livre aussi. Connais tu Laurent Straaf ? Mon petit doigt me dit qu'il devrait te distraire.
Mes hommages ;-)

Anonyme a dit…

Je me dis que ça pourrait faire un bon film, non?
Du coup je pense à "Amistad" de Spielberg, qui permet de mieux comprendre l'état d'esprit des hommes de cette époque. Ce qui est grave, c'est que certains aient gardé le même...

papet croûton a dit…

"Les hommes, les femmes (les belles), d'abord, les noirs après" Normal, non ? Je ne vois pas ce qui fait débat...

OMO-ERECTUS a dit…

Le monde évolue bien tranquillement. Si les lois de tous les pays prohibent la pratique esclavagiste, les mentalités, elles, à l'inverse, offrent une résistance inquiétante. Encore beaucoup d'hommes et de femmes considèrent qui les "immigrés" et les "gens de couleur" sont fait pour le travail à la dure et les emplois sous-payés. Ces mentalités qui résistent et s'accrochent!

Des romans comme celui qui vous proposez contribuent à nous faire évoluer.

CarrieB a dit…

@MissTortue : J’ose espérer que si une telle situation se produisait de nos jours, les médias pourraient jouer un rôle positif (involontaire, dommage collatéral du sensationnalisme lucratif) en informant et dénonçant le phénomène, mettant en branle toute une batterie d’associations militantes qui n’existaient pas à l’époque. Peut-être même que des chanteurs feraient un disque pour aller libérer les naufragés, qui sait ? ;-) Mais je suis d’accord avec toi, à écouter certains élèves, qui ne se font que l’écho de leurs parents, la tolérance a encore beaucoup de soucis à se faire.

@Madame2 : La réflexion de fond est sans doute la même ou proche de celle de « l’Île », mais l’histoire, comme le souligne Vieux rouge, est moins romancée, ne tournant pas autour d’une intrigue particulière mais autour de la survie au quotidien, tout simplement. L’autre nuance, de taille elle-aussi, se trouve également dans le choix : ni les esclaves, ni les blancs, n’ont choisi d’échouer sur cette île fantôme, à l’inverse des mutins du Bounty. Ce qui n’enlève en rien l’intérêt des deux livres, bien au contraire, et entre nous, toi qui a le cœur en Bretagne (comme l’auteur), je suis sûre que celui-là te plaira.

@(…)vieux rouge : Je vais voir si « Les mutins du Bounty » sont à la médiathèque, ça me plairait beaucoup de le lire, et merci pour cette précision judicieuse.

@Frederic : Malheureusement les mentalités sont toujours soumises à influences, qui varient selon les époques (enfin, pas tant que ça, à en voir les conséquences des propos du pape sur le préservatif), et les enjeux médiatiques et économiques ont toujours la part belle. Sinon, je vais bien, merci pour tes commentaires gais et fleuris sur mes anciens posts, et non je ne connais pas Laurent Straaf. Pas de traces de lui non plus sur le net, tu peux m’en dire plus ?

@Pema : Je ne sais pas si ça ferait un bon film, enfin dans le sens « bankable », étant donné qu’il n’y a ni histoire d’amour à l’eau de rose, ni véritable suspense, juste une vérité aussi crue que cruelle.
Le fait que les mentalités n’aient pas vraiment évolué est effectivement alarmant, et comme le prouve mon post précédent il en est de même pour les femmes ! Les préjugés ont la dent dure dans nos sociétés prétendues évoluées.

@papet : Ben là il n’y avait pas de femme blanche, ni belle ni moche d’ailleurs, ni même d’enfant, alors ils auraient pu penser à embarquer les esclaves quand même ? Et où se trouve la priorité si une femme noire est plus belle qu’une blanche, hein ? ;-)

@Omo-Erectus : Combien d’esclaves salariés (ou non) de nos jours ? Et combien de préjugés ? Des exemples locaux parmi d’autres, en France, prétendue patrie des Droits de l’Homme, une entreprise du Bâtiment qui emploie des ouvriers roumains pour 25 € par semaine et 12 heures de travail par jour, ou la prostitution en réseau d’adolescentes des pays de l’Est… et que dire de l’Asie et de tant d’autres pays ? L’esclavage existe toujours, il a juste changé de nom et n’est plus politiquement correct.

Frédéric a dit…

Laurent Straaf est un écrivain d'mon coin ;-) que j'ai découvert lors d'une "rencontre pour lire" où des acteurs, généralement, lisent des extraits de livres d'un auteur sélectionné par l'organisateur.Lui était présent pour un moment de convivialité plein de fantaisie.
Emballé, j'en ai acheté 5 d'un coup. Je n'en ai fini qu'un seul pour le moment, pas parce qu'ils sont épais, mais parce que je lis plusieurs choses à la fois. Tu préfères quoi ? Des extraits (en courriel privé, pardon les autres blogueurs) ou... je te les envoie une fois finis ?
Mes hommages, laborieuse dame ;-)

Muse a dit…

un nouveau Frain que je vais m'empresser de lire.

féekabossée a dit…

Mince, j'aime pas cette auteure en règle générale, mais du coup, je vais peut être faire un effort pour ce dernier ouvrage.

Mais Robinson, Ha Robinson, quel bouquin !
Un livre de chevet qui fait méditer graaaaave !

Anonyme a dit…
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