19 septembre 2008

De Niro's game

Je rentre juste du Liban, toute essoufflée, pour mon 100ème article.
Du Beyrouth Ouest des années 80, plus précisément.
Enfin, c’est comme si j’y étais allée, tant j’ai pu percevoir les sifflements des 10 000 bombes qui tombaient en pluie, palper la tension du quotidien et respirer la poussière qui a inspiré le titre québécois de ce livre : "Parfum de poussière".
"De Niro’s game", le titre original, fait référence à la scène mythique du film "Voyage au bout de l’enfer" de Michael Cimino, dans laquelle De Niro et Walken, en pleine guerre du Viêt Nam, doivent se livrer à une séance de roulette russe insoutenable.
Roulette russe du désespoir, jeu résigné de la banalité, quand à chaque instant un obus peut emporter père, mère ou enfant, au cœur d’une guerre civile sans fin qui tient lieu de théâtre à des milliers de vies.
"Les bombes pleuvaient et moi j’attendais Georges" : ainsi débute ce roman passionnant, le premier de l’auteur Rawi Hage, libanais réfugié au Canada, qui écrit en anglais, sa troisième langue (!), et est traduit par Sophie Voillot pour cette rentrée littéraire.
En plus d’apporter un éclairage différent, parce qu’immergé, aux guerres de religions, ce livre dépeint également une formidable histoire d’amitié entre Bassam et Georges, deux jeunes désabusés qui tuent leur ennui et leur mal de vivre à coups de petits boulots minables, de maigres larcins et de soirées trop arrosées.

"(…)On est remontés sur la moto et on est repartis sous la pluie de balles ; on
s'en foutait. […] On roulait sans but, deux mendiants, deux voleurs, deux Arabes
en rut avec nos cheveux bouclés, nos chemises déboutonnées, un paquet de
Marlboro coincé dans une manche, deux rebelles, deux nihilistes sans pitié avec
nos revolvers et nos jeans américain.(…)"

L’alcool et la drogue leur permettent de rêver à des jours meilleurs, tandis que l’amour, les corps à corps interdits avec des filles sous haute surveillance familiale, subsistent leurs seuls moyens de se sentir vivants.

"(…)On a étalé nos vêtements par terre comme des tapis de prière, nos corps sur
le lit comme des macchabées dansants. Dix mille autres baisers sur son corps.
Les bombes tombaient plus fort et plus près. J’ai glissé ma main sous sa jupe.
Elle s’y est agrippée. Elle tenait bon.(…)A ce moment-là, elle m’a repoussé en
disant : Arrête. Arrête Bassam, s’il te plaît, arrête. Ma mère doit me chercher
partout.(…) "

Les deux amis veulent changer de vie, chacun à leur manière, et c’est l’idée du vol de la recette d’un casino tenu par la milice chrétienne qui va déterminer la suite de leurs existences, si proches et si différentes à la fois.
Le récit est porté par une plume acérée, une écriture rythmée, qui donne envie de lire vite, encore plus vite, comme si le temps nous était compté, à nous aussi lecteurs, et ressentir plus intensément tour à tour la peur, l’indifférence, la violence, la trahison, la mélancolie, l’absurdité, l’envie d’en finir.

"(…)Le garde m’a giflé de nouveau à la tête, m’a poussé et m’a gratifié d’un
coup de botte dans le tibia. J’ai perdu l’équilibre et je suis tombé par terre.
Quand j’ai touché la surface drue et raboteuse du béton, j’ai senti son humidité
glacée ; à son contact, mes vêtements ont pris la patine grise des grains de
poussière veloutée qui la recouvraient. Je me suis dit que celui qui avait coulé
cette dalle avait fait du mauvais boulot. Le plancher n’était même pas au niveau
; c’était sûrement pour ça que les chaises se balançaient quand je m’asseyais
dessus, me suis-je dit, tandis qu’une pluie de godillots matraquait mon visage
et mes yeux fatigués.(…)"

Au fil des pages, la guerre y est décrite dans son plus simple appareil, l’homme y devient animal et les enfants y vieillissent prématurément, quand ils survivent.
Bref, un roman dont on se demande où s’arrête la réalité et où commence la fiction, et qui laisse à méditer sur les guerres passées, présentes et à venir.
Un roman qui ne s’oublie pas et qui laisse des traces, comme je les aime.

"De Niro’s game" de Rawi Hage, Editions Denoël
Cet ouvrage a été récompensé par le prix des Libraires du Québec, et le très convoité prix Impac de Dublin

8 commentaires:

Anonyme a dit…

'jour, Carrie !
J'aime pas être le premier mais j'avais trop envie de réagir.
J'ai du mal a commencer ce genre de livre, de la même manière qu'il faut me trainer pour regarder un film qui va me faire pleurer. C'est quoi cette manie de fille de toujours chercher des sensations fortement lacrymogènes. On est trop doux avec vous dans la vie de tous les jours ?
Pour simplifier, je ne lis que de la SF/Fantasy, enfin presque, et je me suis longtemps senti intellectuellement pauvre face à tous ces lecteurs de Prix divers. Tu l'auras compris... j'assume toutes mes lacunes désormais.
Je lirais bien quelque chose de léger, moi...
A bientôt :-)

papet.espenon a dit…

@ Carrie
Je me permets de te conseiller :
"L'attentat" de Yasmina Khadra. qui se déroule dans un pays voisin.
Je ne connais guère de gens qui n'aient pas été touchés par ce bouquin ou par "Les sirènes de Bagdad" (plus pour les hommes à mon sens) ou par "Les cerfs volants de Kaboul" (et j'en oublie...".

Muse a dit…

actualité insoutenable où un peuple semble pris en otage, englué dans une guerre de religion et d'intérêts, qui ne le concerne pas vraiment...je vais mettre ce livre dans ma prochaine liste.

richard a dit…

Comme dirait l'autre, on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments.

Anonyme a dit…

ben moi j'le lirai pas ! ça va encore me refiler des bouffées d'angoisse :-(
je sais bien que ça sert à rien de faire l'autruche, mais ça sert à rien non plus de se déprimer pour le plaisir

CarrieB a dit…

@Frédéric : Bonjour et bienvenue! Ben moi ça me fait plaisir que tu sois le premier ! Je te rassure, je n’ai pas pleuré en lisant ce livre, et j’aime aussi lire des bouquins qui me font rire ou rêver, mais voilà, c’est un peu comme quand on regarde les infos : il y a des malheurs en ce monde que l’on ne peut ignorer. En tant qu’inculte de la SF/Fantasy, je te salue bien bas ;-)

@papet : Ca y est, j’ai noté tes recommandations pour des lectures futures, mais je crois qu’entre temps je vais effectivement lire quelque chose de plus léger ! Ah, et j’aime beaucoup ta photo !

@Muse : « La première panacée pour une nation mal dirigée est l’inflation monétaire, la seconde est la guerre. Les deux apportent prospérité temporaire et destruction indélébile. Les deux sont le refuge des opportunistes économiques et politiques. » Hemingway

@Richard : Mais là il se trouve qu’en l’occurrence c’est de la bonne littérature ;-)

@Madame2 : Pas de bouffées d’angoisse de mon côté ; en fait j’ai lu ce livre comme on regarde le tableau d’un grand peintre : j’ai été intéressée, j’ai vu les scènes, compris la situation, appris des choses, saisi la nuance des sentiments, mais je n’en suis pas sortie déprimée pour autant.

Tendances and co a dit…

Ca a l'air intéressant en effet, très touchant sûrement, mais je suis quasi certaine que ce livre va me flanquer le cafard, et j'aime autant pas (il suffit de regarder le JT pour ça). Un peu comme frédéric finalement, même si j'ai des lectures plus variées.

Mémère Cendrillon a dit…

Et voilà encore un titre à ajouter à la longue liste des bouquins à lire absolument ... soupir...