21 novembre 2006

Voir

C’est la toute première chose que je fais le matin, avant même de sortir de mes draps : je tends mon bras droit et tâtonne sur la table de chevet, à la recherche de cet objet qui peut paraître si insignifiant, cet accessoire qui n’a pourtant rien d’accessoire.
Je porte des lunettes depuis si longtemps que je pourrais me persuader en avoir toujours porté.
Des petites, des grosses, des rondes, ovales, rectangulaires, en plastique, en métal, en titane, noires, rouges, argentées, brunes, solaires…
Elles font partie de moi au même titre que mes yeux, elles en sont le prolongement, la prothèse miraculeuse.
Sans elles je ne suis plus tout à fait moi, il manque quelque chose à mon visage et le monde autour de moi s’en trouve bouleversé.
Quand on est petite on ne comprend pas ce que signifie « myope et astigmate », les adultes ont de ces noms compliqués pour juste dire que les mots dansent sur mon cahier d’écriture et que tout autour de moi semble s’évaporer dès qu’il s’éloigne.
Comme un brouillard qui m’enveloppe où que j’aille, ne laissant visible que ce qui se trouve dans un cercle d’intimité, une immédiate proximité.
C’est effrayant et rassurant à la fois, effrayant parce que ce qui est à quelques mètres seulement de moi est l’inconnu, rassurant parce qu’il y a parfois des choses qu’on ne perd rien à ne pas voir.
Lorsque je vais danser par exemple, je ne me concentre que sur la musique, rien d’autre n’existe, je ne chausse pas mes lunettes et je ne vois pas les gens autour de moi, ceux qui regardent en bord de piste, ceux que je pourrais connaître ou reconnaître.
Ce n’est pas une question de coquetterie, de toutes façons j’aime les lunettes, mon nez est fait pour en porter et je ne porte les lentilles qu’en collier de fête des mères, même les désagréments climatiques et sportifs ne m’ont pas convertie.
Je suis bien, pelotonnée dans mon cocon de brouillard, par moments.
Il m’a pourtant souvent joué de mauvais tours, n’étant pas étranger à de nombreuses chutes et autres rencontres du 3ème poteau.
Je me suis vue reprocher parfois de passer à côté de personnes de mon entourage sans les voir, dépouillée exceptionnellement de ma précieuse monture.
Certains ont qualifié mon regard de « mystérieux » à cause de ce dysfonctionnement, ce regard flottant à la recherche de sa vision personnelle des choses.
D’autres rient de ce que je dois plisser les yeux pour distinguer des yeux, un nez, une bouche, alors que mon univers est composé de silhouettes colorées mais sans visage.
Mais si ma paire de lunettes est ma fenêtre sur le monde, c’est à cause d’elle aussi que ma vue baisse à vue d’œil (jeu de mots facile), mes yeux s’appuyant bien trop sur mes verres correcteurs (exercice difficile) pour faire leur travail correctement.
Alors je me dis que peut-être un jour je ne verrai plus du tout, ou peut-être pas, mais que quoi qu’il en soit, dans le doute, je dois voir et regarder un maximum de choses pour remplir les pages de mon album cérébral.
Alors je décuple le souci du détail à la vision de près, savoure la précision d’un ouvrage minutieux, admire le travail d’orfèvre de la nature.
Je m’émerveille des couleurs que l’automne peint sur la feuille de marronnier, des reflets du soleil dans une goutte de rosée, de l’étincelle dans les yeux de mes enfants, de la petite miette de gâteau à la commissure de leurs lèvres.
J’apprécie la forme d’un galet, le graphisme d’une aile de papillon, le velouté d’une joue amie, et me dis que les valeurs de la vie sont là, toutes proches, pas au-delà.
Le reste existe, le reste est présent mais dans le brouillard, au loin.
« Regarder l’horizon, c’est regarder loin, mais c’est aussi regarder quelque chose de faux », a dit Jules Renard.
Regarder de près, c’est chercher à connaître, c’est regarder vrai, et si en plus on regarde avec son cœur, avec son âme, on peut trouver les réponses à ses questions.

30 commentaires:

richard a dit…

Carrie, j'aimerais être tes lunettes...

LOLO a dit…

femme à lunettes...

Anonyme a dit…

Bon je vais pas te dire encore une fois que tu écris divinement bien, hein tu le sais, tu l'as lu plein de fois...
Ceci dit moi, j'ai eu besoin de lunettes vers l'âge de 35 ans, je suis astigmate et "presse-bite" !
Et tout comme toi sans mes lunettes je suis dans le flou, je distingue des silhouettes, des ombres... ça m'handicape beaucoup.
Je suis incapable de faire mes courses sans... et quand il m'arrive de les oublier je n'ai plus qu'à faire demi-tour pour aller les chercher.
Bien qu'indispensables je ne m'y habitue pas, elles ne font pas parties de moi, elles sont une gêne constante. On a beau me dire qu'elles me vont bien moi je ne m'aime pas avec, je ne me reconnais pas vraiment derrière cette monture.

Anonyme a dit…

"Les yeux sont les fenêtres de l'âme." c'est vrai ....
mais si on s'en tient à ce que dit Lolo.... waouuuu quelle âme !!!

Anonyme a dit…

Ce que tu as perdu dans ton regard, tu l'as gagné dans la douceur de tes mains...elles glissent tendrement sur ton clavier pour nous donner des textes d'une beauté rare...

Douce nuit
Oli

Anonyme a dit…

J'avais meme pas fait gaffe que t'avais des bignocles..'Tain j'y vois rien moi!!
Moi aussi j'en porte quelquefois, surtout la nuit, au boulot. Mais j'y vois pas plus. C'est la vieillerie que m'a dit l'ophtalmo, de toute facon, m'en fous, je vois ce que je veux bien voir..

Anonyme a dit…

Soyons bassement matérialiste :
Ne te bile pas trop pour tes yeux : dans dix ans, ça va s'améliorer, la myopie régresse avec l'âge... Je n'ai même plus 3 dioptries, alors que j'avais dépassé les 6. Un (petit) avantage de l'âge.
Et puis, ça permet de changer son apparence de temps en temps !

Anonyme a dit…

Moi j'ai vécu avec une myope.
Un jour elle s'est éloignée et elle m'a jamais retrouvé.
Comme quoi la nature fait pas que les choses bien.

Anonyme a dit…

Je n'ai pas de lunettes, mais il m'arrive aussi d'avoir les yeux perdus dans le flou, de ne pas reconnaître certaines personnes, quand mes rêveries prennent le dessus, quand je m'abandonne dans mon monde imaginaire, quand je suis à mille lieues de mon corps.
J'ai 10 à chaque oeil, mais mes lunettes j'les enlève régulièrement aussi... Et le matin n'en parlons pas, c'est facile, j'les cherche pas !

Anonyme a dit…

Savoir regarder comme tu sais si bien le faire, même une paire de lunettes ne pourrait te l'apprendre. En plus tu es tellement douée pour partager ta vision au travers de tes mots, c'est un délice de te lire. (Et je me demande souvent, avant l'invention des lunettes, comment les myopes comme nous se débrouillaient-ils ? Ils ne savaient chasser que le mamouth ?)

LOLO a dit…

Pardon pour mon commentaire précédent, indigne de ma finesse légendaire, mais j'ai pas pu m'empêcher...
J'accepte d'avance le gage que tu m'infligeras
Toi qui a fait dans le léger flou artistique !
Je me demande si tu ne vas pas noous offrir une saga des 5 sens... j'attends tes prochains posts : Toucher, Sentir, Entendre, et Goûter...

Muse a dit…

eh bien j'ai la quasi totale, myope, astigmate pet presbite. Je quitte mes lunettes pour lire, maismon lointain ne s'améliore pas du tout; bref je me retrouve dans ton commentaire sur de nombreux points...on dira juste que je suis distraite!

CarrieB a dit…

@richard : C'est vrai, t'aimerais bien dormir sur ma table de chevet?

@lolo : ...femme à Danette?

@shygefe : Tes lunettes te vont merveilleusement bien, un bijou qui orne ton visage!

@ma fée : Une âme gourmande alors?

@oli : Je ne taperai plus jamais sur mon clavier de la même manière désormais

@ma rousse : C'est parce que c'est des nouvelles montures invisibles! Voir ce qu'on veut bien voir, c'est un bon concept.

@papet : Ah oui? Ca s'améliore avec l'âge? C'est comme le caractère?!

@yojik : C'est bien ce qu'on disait : ne voir que ce qu'on veut bien voir...

@Stefie : Voir flou ça marche aussi avec l'abus d'alcool, mais je dis ça je dis rien

@frisson : Certaines études ont montré que les taux d'incidence de myopie sont proportionnels au niveau d'éducation. C'est-à-dire que quelqu'un qui aurait plus lu (donc, travaillé de près) a plus de chance d'être myope : les myopes ne chassaient pas le mammouth, ils ébauchaient l'art pariétal.

@lolo(2): Je réfléchis à ton gage et effectivement il se pourrait que j'aborde d'autres sens (tu as oublié celui de l'humour dans ta liste)

@kime : Bienvenue, et femme à lunettes...femme coquette?

@muse : Même pour lire je les garde, j'ai du mal à m'en séparer!
Et même avec je suis distraite...

alexia a dit…

les lunettes sont dans notre famille aussi vitales que l'air qu'on respire. Mes lunettes font partie de moi, elles sont aussi la première chose que j'attrape le matin et la dernière chose dont je me débarrasse avant de me coucher.
Par contre c'est vrai qu'elles peuvent être pesantes parfois lorsqu'il pleut, que je fais du sport, ou que je danse.
Tant qu'on retrouve le chemin de la maison chaque jour et qu'on reconnait son chéri...

Anonyme a dit…

En lisant ces textes je me suis souvenu d'un texte d'une poète sourde-aveugle, Bertha Galeron de Calonme. Poème très touchant...

Rêve d’aveugle

Quand le sommeil béni me ramène le rêve,
Ce que mes yeux ont vu jadis, je le revois ;
Lorsque la nuit se fait, c’est mon jour qui se lève,
Et c’est mon tour de vivre alors comme autrefois.


Au lointain du passé, le présent qui se mêle
Laisse dans ma pensée une confusion ;
C’est une double vie étrangement réelle,
C’est une régulière et chère vision.


Êtres mal définis, choses que je devine,
Tout cesse d’être vague et vient se dévoiler.
C’est la lumière, c’est la nature divine,
Ce sont des traits chéris Que je peux contempler.


Et quand je me réveille encore toute ravie,
Et que je me retrouve en mon obscurité,
Je doute, et je confonds le rêve avec la vie :
Mon cauchemar commence à la réalité.

richard a dit…

Ben ta table de chevet, par définition, elle est vachement près de ton lit alors...

CarrieB a dit…

@alexia : Oui, les lunettes sont héréditaires chez nous!
Et quand on danse ou fait du sport sous la pluie c'est encore pire...

@figueres : Ca manque de romantisme peut-être mais comment faisait-elle pour écrire des poèmes si elle était sourde et aveugle?

@richard : Ah, alors c'est mon lit qui t'intéresse? Y en a chez Ikea, je te donnerai les références par mail

richard a dit…

Et ce qu'il y a dans le lit, y a un catalogue ?

Anonyme a dit…

Oui, ça manque de romantisme...
Car Bertha Galeron de Calonne, malgré son handicap écrivait... et bien! Elle obtint le prix de l'Academie Française en 1890 pour son œuvre "Dans ma nuit". Elle est née en 1859, et devint sourde et aveugle à 11 ans. Braille inventa son procédé en 1827, donc voilà l'une des réponses possibles...
Maintenant je te propose un exércice, que je suis sûr que tu réussiras:
Bande toi les yeux, prends une feuille et un stylo. Tranquillement, prends la mesure de ton papier, et écris...
Je suis sur qu'avec ton talent tu réussiras à nous étonner une fois de plus par ton inspiration.

Anonyme a dit…

J'AIME BCP LA CHUTE DE TON TEXTE
c'EST BIEN;;;REGARDER VRAI!

Heureux d'avoir découvert (sans lunettes) ton Blog voyageur!

@++

OMO-ERECTUS a dit…

Il est souvent reproché aux blogeurs d'écrire dans le vide, là où personne ne met son nez, comme si chacun d'entre-nous devait absolument commenter l'élection de tel président ou la dernière apparition de Paris Hilton.

Oh combien je préfère les textes comme le vôtre, dont j'aurais souhaité être l'auteur.

CarrieB a dit…

@richard : Oui oui, pour le linge de lit y a les 3 suisses ou la redoute entre autres...

@figueres : J'avais à tort présupposé que Bertha était sourde et aveugle de naissance, ce qui, admettons-le, aurait fortement compromis d'éventuels talents d'écriture.
Je n'ai pas encore fait le test, mais je note...

@el greco : Bienvenue et merci!
Heureuse d'avoir découvert ton blog voyageur-pour-de-vrai aussi!

@omo-erectus : Merci! Ecrire dans le vide ou pas, l'essentiel n'est-il pas d'écrire avec son coeur? Je crois que l'on écrit d'abord un blog pour soi avant de l'écrire pour les autres.
Là où la liberté existe encore...

Anonyme a dit…

je reviens avec délice et plaisir vers ton joli blog...si attachant
et te remercie de ton amical passage sur mon blog voyageur...pour qui tu seras un Soleil sans pareil!

@+++

PS. Je crois au Hasard et au destin du voyageur! Et TOI?

Anonyme a dit…

Très plaisant à lire ce post sur le regard et la façon de voir l'autre que ce soit de près ou de loin...

ca me fait penser au monde contemporain où notre regard est assez séléctif, et ne voit que ce qui lui plait...on évite de voir la misère des autres, nos propres erreurs qqfois, ce qui n'est pas beau...

Sinon je crois qu'il vaut mieux voir les choses de près cat on les sent plus, que de les voir de loin tel un mirage ou le faux horizon que tu as évoqué !

Peace.

Anonyme a dit…

Et toi, ça va?

Anonyme a dit…

il est "louche" ce post ;)
mais j'aime bien, on a presque envie de porter des lunettes ou de devenir pote avec aflelou!
(quelqu'un sait si le hippie coincé dans l'atoll des opticiens a cervé depuis ou pas?)

CarrieB a dit…

@el greco : Merci encore, et je crois au destin et au hasard surtout quand on les provoque ou qu’on leur donne un coup de pouce en fait

@medlykos : Bienvenue et merci, c’est exactement ça, voir ce que l’on veut voir uniquement, se tisser des œillères…

@ma rousse : Oui ça va bien ! (imagine le scandale si j’avais répondu «non non en fait ça va pas du tout» ou alors «oui, mieux» ;-))

@Em’z : Bienvenue et merci ! Je précise que dans la vraie vie je ne suis pas opticienne et que mon blog n’est pas sponsorisé par une quelconque marque de lunettes…n’empêche il a la belle vie Antoine !

Anonyme a dit…

carrieb, j'espère pour lui qu'il a la belle vie antoine, j'en connais personne qui aura envie de le sauver ;). et merci pour ton accueil, arrete toi pour un café un de ces jours ;)

CarrieB a dit…

@em'z : Je crois qu'il n'y a pas à s'inquièter pour lui, et merci pour le café!

Anonyme a dit…

Ayéééé
t'es rajoutéeeeee !!!!
sorry again
pour l'oubli...